Quand on ne peut plus se passer de pornos
En coulisse

Quand on ne peut plus se passer de pornos

Photos: Thomas Kunz
Traduction: Anne Chapuis

Lorsque la consommation de pornographie devient incontrôlable, les personnes concernées s'isolent toujours plus. Elles ont honte. Dans l'interview, l'experte explique comment on peut en arriver là et pourquoi il est important de chercher de l'aide.

En moyenne, les visiteuses et visiteurs passaient en moyenne 9 minutes et 55 secondes par session sur le portail pour adultes Pornhub. Ça n'a pas l'air d'être grand-chose. Mais que se passe-t-il si quand la consommation de pornographie prend le dessus ? Les personnes qui regardent des films à caractère sexuel de manière excessive restent, à long terme, bien au-delà de ces dix petites minutes. Et cela a des conséquences. La sexologue et psychothérapeute Dania Schiftan explique quelles sont les dynamiques à l'œuvre dans la dépendance à la pornographie et comment poser les bases d'une approche saine de la pornographie.

Dania, tu dis que le porno peut être amusant, apporter de la variété dans la vie sexuelle et contribuer à l'excitation. Je suis d'accord avec toi. Mais comment se fait-il que la consommation de pornographie prenne une tournure problématique chez certaines personnes ?
Dania Schiftan : le problème réside dans sa disponibilité illimitée. Elle rend notre rapport à la pornographie plus difficile et peut avoir une influence négative sur nous. La plupart des formes de contenus pornographiques sont aujourd'hui disponibles gratuitement et en un seul clic sur Internet. Cet accès sans barrière fait que de plus en plus de jeunes, dont la sexualité est en train de se développer, sont confrontés à de telles images et de tels films très tôt et lient ainsi inconsciemment leur masturbation à ces pornos. D'un point de vue sexothérapeutique, c'est-à-dire que nous laissons ici de côté les questions éthiques et juridiques, cela peut entraîner des difficultés.

Comment se présentent concrètement ces difficultés ?
Celui qui vit toujours sa sexualité en combinaison avec la pornographie fait une expérience unidimensionnelle. Un exemple : prenons un homme et appelons-le Ben ; il pourrait tout aussi bien s'agir d'une femme. Ben est avachi sur sa chaise dans une position très passive, les yeux rivés sur l'écran, tout en frottant un endroit précis de son pénis. Toute son attention se porte sur la vidéo sexuelle qui s'affiche sur son écran. Ben a également la possibilité d'avancer ou de reculer dans la vidéo si nécessaire, ou de changer de film sans trop d'efforts.

À l'époque de la VHS, c'était sans doute un peu différent.
Tout cela aurait été beaucoup plus pénible. Ben ne se serait certainement pas levé cinq fois pour changer la cassette. De nos jours, Ben peut donc faire la chasse aux moments forts du porno en quelques clics seulement. Au fil du temps, ces moments forts doivent devenir de plus en plus marquants pour que Ben atteigne le même niveau d'excitation. C'est un peu comme s'il développait une résistance.

Comment se fait-ce ?
Si toute l'attention est portée à l'extérieur du corps, c'est-à-dire au film porno, elle manque à son corps. Ce qui se passe en lui est perçu comme de moins en moins spectaculaire, car le kick perçu par les yeux gagne en importance. Les conséquences : les personnes comme Ben doivent chercher de plus en plus longtemps avant de trouver du matériel pornographique qui les excite. Souvent, les contenus des pornos deviennent également plus crus avec le temps. Tout cela entraîne une perte de contrôle, de sorte que les fantasmes et les comportements sexuels ne peuvent plus être suffisamment contrôlés.

Je suppose que si quelqu'un comme Ben vit en couple, cela a aussi un impact sur le sexe ?
Dans la sexualité de couple, en particulier dans les relations à long terme, il manque ce frisson habituellement apporté par les films pornographiques. Beaucoup observent alors qu'ils ne parviennent pas à atteindre un état d'excitation sans porno. Cela peut peser sur une relation.

Quelles sont les luttes intérieures que les personnes concernées mènent ?
Lorsque des personnes ne sont plus en mesure de s'exciter sans l'aide du porno, ils consacrent de plus en plus de temps et d'énergie pour parvenir à cette excitation. Si le frisson du porno ne répond plus aux attentes, s'il n'est donc plus assez fort ou s'il disparaît, c'est là que commence le stress. Ces personnes en consomment alors plus et plus longtemps pour retrouver ce frisson. Certains se retrouvent même dans des conflits juridiques parce qu'ils utilisent l'ordinateur de l'entreprise ou regardent du matériel illégal. L'école, le travail, les finances, la santé et les contacts sociaux peuvent également en pâtir.

Parlons-nous dans ce cas d'une addiction au sens classique du terme ?
Il existe une hypothèse selon laquelle les addictions entraînent des changements dans notre cerveau. Il n'est pas possible de dire avec certitude si c'est également le cas pour la pornographie. Dans la recherche, je connais des résultats qui parlent pour et contre cette hypothèse. La question de savoir comment classer ce comportement, c'est-à-dire s'il s'agit d'une dépendance au sens classique du terme ou d'une accoutumance, joue un rôle secondaire dans mon travail de sexologue. Au final, l'effet est le même : les personnes concernées souffrent de leur comportement et de ses conséquences.

Y a-t-il un groupe spécifique particulièrement vulnérable ?
Pendant longtemps, on disait que seuls les hommes étaient concernés par ce phénomène. Mais ce n'est plus vrai. D'autant plus qu'il existe de plus en plus de pornos produits spécifiquement pour un groupe cible féminin. Néanmoins, les jeunes hommes ont tendance à être plus vulnérables, notamment parce qu'ils sont particulièrement sensibles aux stimuli visuels.

Y a-t-il des signes extérieurs qui indiquent qu'une personne a développé une dépendance à la pornographie ?
Justement, avec tout ce télétravail, les contacts sociaux sont fortement limités et il est particulièrement difficile pour les personnes extérieures de reconnaître ce genre de choses. D'autant plus que les personnes concernées mènent une vie de plus en plus isolée. Toute personne qui a des soupçons sur son ou sa partenaire devrait aborder le sujet et demander à la personne concernée d'assister à une séance de thérapie ou de conseil. Malheureusement, beaucoup ne savent pas qu'il existe une aide pour eux dans le domaine de la dépendance à la pornographie. Il y a du soutien. On a le droit de prendre le sujet au sérieux et de travailler sur soi-même. Il n'y a rien de honteux à cela.

Dans quelle mesure la dépendance à la pornographie peut-elle être comparée à des dépendances telles que l'alcool, les drogues ou le jeu ?
La sexualité est un besoin qui est naturel. Dans ce sens, on ne peut pas s'en défaire. Le corps fonctionne à sa manière. Mais j'observe souvent que les personnes lient leur sexualité à ces addictions. Par exemple, certaines personnes ne peuvent avoir de relations sexuelles que lorsqu'elles sont légèrement ou complètement ivres ; parce que sinon elles ont trop honte ou ont d'autres difficultés. Ou encore, certaines personnes prennent des drogues pour obtenir une érection ou percevoir le sexe de manière plus intense.

Qu'est-ce qui se passe avec la sexualité quand on supprime les drogues ?
Lorsque les personnes se débarrassent de leurs dépendances par le biais d'une thérapie, la sexualité peut également être « perdue », car l'excitation de la dépendance fait défaut. Il en va de même pour la dépendance à la pornographie. C'est pourquoi l'abstinence n'est pas une solution. En effet, le besoin d'une sexualité ne s'évanouit pas dès que la substance addictive est supprimée. Les personnes concernées perdent simplement l'accès à leur sexualité par une telle mesure.

Quelle est ton approche thérapeutique ?
Les personnes concernées doivent avant tout réapprendre à vivre leur sexualité autrement. Ils doivent apprendre à déclencher et à percevoir leur excitation sans recourir à une substance addictive ou au porno. Il s'agit d'un réapprentissage et d'un élargissement de la sexualité, de sorte que les porno-dépendants s'éloignent peu à peu du fait de dépendre d'une vidéo. De sorte que les personnes concernées en arrivent à un point où elles peuvent se toucher elles-mêmes et être attentives aux réactions de leur propre corps. Il arrive alors que l'on se suffise à soi-même et que l'on prenne plaisir à une sexualité sans ce stimulus visuel externe.

Comment s'imaginer un tel processus d'adaptation ?
Je n'enlève jamais complètement le porno aux gens, car il fonctionne pour eux comme une source d'excitation fiable. Je conseille toutefois à mes patients de d'abord mettre le porno en pause pendant dix secondes au bout d'un certain temps et d'observer ensuite leur excitation. Avec le temps, les pauses deviennent plus longues. Si les petits films deviennent trop ennuyeux pour eux, je leur conseille de ne pas changer de clip tout de suite, mais de les laisser tourner. Une autre possibilité : retourner l'écran. Il existe différentes manières de rompre avec les modèles de comportement habituels dans la consommation de pornographie.

Il ne s'agit donc pas nécessairement de se détourner complètement du porno ? Exactement. L'objectif est plutôt de faire à nouveau de la place pour autre chose. Ce qui est important à mes yeux est que les personnes concernées comprennent que tant que les films pornos sont légaux, ce ne sont pas les films qui posent problème, mais les conséquences d'une mauvaise utilisation. Pour le porno, j'applique généralement une règle simple : s'exciter une fois avec du porno et deux ou trois fois sans. Cette routine permet de conserver une sorte d'équilibre et de garder l'attention sur son corps à long terme.

Quelles mesures préventives seraient à ton avis utiles pour protéger les adolescents d'une dépendance potentielle ?
La plupart du temps, les parents, le corps enseignant et autres dénigrent le porno et conseillent de ne pas du tout en regarder. Leurs arguments : le porno véhicule une image erronée du rôle de la femme et est éthiquement condamnable. Ces critiques sont certes absolument justifiées, il y a encore de nombreuses choses à changer dans l'industrie pornographique mainstream, mais elles n'aident pas vraiment les enfants et les adolescents. La curiosité demeure. Tôt ou tard, ils seront de toute façon confrontés au matériel pornographique. Par exemple, lorsqu'il leur est envoyé sur leur téléphone portable. De mon point de vue, c'est un facteur auquel il faut tout simplement s'attendre à l'heure actuelle. Les enfants et les adolescents devraient donc être formés à l'utilisation de tels contenus. Cela implique aussi que les parents doivent se pencher sur le sujet. Ce n'est qu'ainsi qu'ils peuvent jouer le rôle de personne de contact et expliquer à leurs enfants ce qui se passe dans ces vidéos.

Qu'est-ce qui se passe chez les jeunes qui entrent en contact avec du matériel pornographique pour la première fois ?
J'ai souvent été confronté à des situations où des jeunes me demandaient : « Oh non, est-ce qu'on doit vraiment savoir faire ce que j'ai vu dans ce porno ? » Il faut répondre à ce genre de questions. Mais cela n'est pas possible si l'on diabolise tout. De cette manière, les enfants et les jeunes adultes se sentent abandonnés quand il s'agit d'aborder ce sujet. Ce serait bien si nous pouvions créer une société dans laquelle les enfants et les jeunes peuvent dire : « J'ai vu quelque chose qui m'a irrité. » ou « Ce que j'ai vu m'a plu, mais est-ce que j'ai le droit de trouver ça bien ? » Avec une culture propice à la discussion, qui offre un espace pour les questions, les échanges et les débats, nous pouvons minimiser le risque que quelqu'un prenne secrètement l'habitude de consommer beaucoup de pornographie pendant des mois et qu'il ait du mal à s'en défaire.

Dania Shiftan travaille depuis 14 ans comme sexologue et psychothérapeute dans son cabinet à Zurich. Elle travaille également en tant que psychologue pour Parship. Vous trouverez plus d'informations sur elle et son travail dans l'interview que j'ai menée avec elle :

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En tant que fan de Disney je vois toujours la vie en rose, je vénère les séries des années 90 et les sirènes font partie de ma religion. Quand je ne danse pas sous une pluie de paillettes, on me trouve à des soirées pyjama ou devant ma coiffeuse. PS Lelard est un de mes aliments favoris. 


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